La Ferme !
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La Ferme !
J’étais une porte tout ce qu’il y avait de plus conventionnelle : Poignée en laiton, cadre
en chêne et corps possédant quelques fioritures toutefois austères. Une porte comme
vous en ouvrez chaque jour d’une manière si naturelle, si… mécanique. Une porte
comme vous avez sans doute dû heurter, alors que l’absence de lumière enveloppait
votre atmosphère, installant la confusion dans un royaume où le nyctalope est roi.
Mais afin de me décrire, il semblerait plus judicieux que je parle – car je parle - de ce
que je ne suis pas. Je ne suis pas un de ces objets inanimés et sensiblement obtus qui
peuplent votre espace vital. Et je ne suis surement pas aussi dénuée d’intérêt que
cette fenêtre qui me nargue chaque jour par son ouverture béante, où le vent
s’engouffre, parfois frénétiquement, et vient s’échouer contre mon flanc. Quelle
dépravée celle-là ! Non. Je suis une porte parlante comme il n’en existe – à votre
grand damne - plus. Mais, esclave de la matière qui m’a donné ce corps, je ne puis
bouger allègrement et sans contraintes. Il faut, pour me dégourdir les gonds, un
partenaire, généralement humain et sensible à mes aspirations.
Ça y est, le moment approche. Paul se lève de son lit, d’un pas sûr et agile. Il évite les
décombres disséminés d’une nuit orgiaque, ferme la fenêtre et se dirige vers moi. Je
ressens quelques frissons, ivre d’une anticipation exaltante. Et lorsqu’il pose enfin la
main sur moi, je laisse échapper un long soupir émotif que moi seule puisse
comprendre. Car je suis seule, ô bien seule. Perdu dans un monde insensible, j’erre
entre la vie et la mort. Personne avec qui échanger. Personne à qui confier mes accès
mélancoliques, comme un souffle secret, un trésor inestimable, une ode empathique
et silencieuse au cœur aventureux. Mais j’ai confiance, l’espoir reste tenace et
j’attends – car c’est bien là un atout majeur dans la vie d’une porte - patiemment.
Parfois il m’arrive de rêver que des êtres viennent à ma rencontre. Paul organise une
fête, nombre d’hommes et de femmes discutent autour de boissons euphorisantes.
Généralement, je commence à somnoler vers vingt trois heures trente. A minuit je
suis complètement dans les vapes. Puis un abruti vient me réveiller et éjecte un flot
de matière organique sur la moquette rouge du couloir. Parfois, les vapeurs
éthyliques aidant, je me prends à divaguer, sur l’aspect illusoire des objets. J’en viens
à contester la possibilité d’un grand esprit guidant les portes sur leur chemin. Je me
demande alors si je ne suis pas folle de penser, si ma capacité à communiquer ne
serait pas une de ces aberrations que l’Eglise condamne avec tant de véhémence.
J’implore le monde de m’aider – mais personne n’écoute -. Je maudis ma condition de
porte, quémandant le salut de mon âme. Mais voilà Paul qui revient avec un
nécessaire de nettoyage. Il passe par moi et se cogne brutalement contre mon corps
qui vibre encore du choc. Je me réveille. Paul s’effondre, inconscient. Tout le monde
s’approche, plus ou moins rapidement. Trente secondes plus tard, Paul se relève.
Extase de bonheur. Je me mets à hurler de joie. Paul regarde dans ma direction, les
yeux encore embrumés, incrédules. Il manque de s’écrouler sur le guéridon.
« Mais ça parle ?!
- Paul, tu peux m’entendre, demandais-je, à la fois surexcitée et d’une voix tremblante.
- Nom de…
- Paul ! Qu’est ce qu’il t‘arrive, s’enquit aussitôt Claude, allègre. »
Je me tus, préférant garder le silence plutôt que de le mettre dans l’embarras.
« Non rien, fit Paul en reprenant ses esprits. J’ai du rêver, dit-il, pensif. »
Nous choisîmes de continuer notre vie, n’oubliant pas le merveilleux miracle que
nous avait apporté la marée du destin. Une fois seule, je me mis à réfléchir à haute
voix.
« Comment puis-je faire pour lui parler sans qu’il ne perde instantanément les
pédales ? Sans qu’il ne s’enfuit ou s’évanouisse au premier son de ma part ?
- Alors c’était vrai. »
Paul venait de rentrer de la piscine, les cheveux encore imprégnés de chlore. « Qu’est
ce que tu es ? Et comment se fait-il que je puisse t’entendre ?
- Sans doute le choc, bien que je ne parvienne pas à me l’expliquer, articulais-je,
contenant difficilement les soudaines émotions qui m’envahissaient et voyant qu’il ne
savait où tourner son regard. Par ici Paul, je suis ta porte !
- Mais cela n’est pas possible, je dois être fou, s’enflamma-t-il.
- Si seulement, fis-je calmement.
- Apparemment je suis le seul à entendre cette voix, pensa tout haut Paul. »
Il se jeta sur son téléphone et composa un numéro. Au bout de quelques sonneries,
j’appelais :
« Paul, Paul !
- Oui, docteur Antan ? Docteur mon esprit vous requiert instamment. J’ai un trouble
psychologique apparent et sans doute une commotion. Quand puis-je te voir ? »
Hélène D. Antan dit : « Qu’est-ce qui t’arrive Paul ? »
Paul répliqua : « Je deviens fou ! »
Et Hélène : « Deux trois problèmes avec sa conscience ?
- Ma porte me parle ! Il faut que tu m’aides.
- Attends Paul, qui est-ce que tu viens voir ? le docteur ou bien…
- Mais on s’en fout, s’énerva-t-il. Les portes ne parlent pas !
- Moi si, répondis-je.
- Non parce que si c’est encore un de tes stratagèmes.
- Ah mais elle va me lâcher oui, s’emporta Paul.
- Très bien, si tu le prends comme ça…
- Hélène, Hélène ? Elle a raccrochée.
- Bien sûr qu’elle a raccroché. Non mais tu as vu comment tu lui parles aussi, lançais-je
sèchement à Paul.
- Oh et puis vous m’énervez. Je vais au café. »
Il sortit et je ne le revis pas de la journée. Il débarqua au soir, l’oeil éteint, pas
vraiment frais, pas vraiment stable. Il s’écroula dans son lit et ronfla bruyamment,
toute la nuit durant. Au petit matin, je le réveillais d’une voix douce et suave :
« Debout champion. C’est une nouvelle magnifique journée qui s’annonce.
- Oh la ferme, la porte ! »
Paul voulut me faire taire en m’envoyant un oreiller.
« On dit bonjour, répliquais-je. Je dénote un certain relâchement dans ton attitude. Il
me semblerait utile que tu fasses le point. Ensuite seulement nous pourrons parler
entraide. Il n’apporte rien de bon d’être aussi négatif.
- Entraide, s’empourpra-t-il.
- Et bien oui, c’est ce que le grand Menuisier a prévu pour moi. Sinon pourquoi me
permettre de penser et de ressentir ?
- Une sorte de grand Manitou, s’intéressa Paul, redressant une oreille curieuse et un
œil pétillant.
- Je crois que vous parlez d’égrégore.
- Ainsi tu penses qu’un esprit commun à tous les objets guide tes mouvements ? »
Il était à présent totalement éveillé et assis en tailleur sur son futon.
« Non pas à tous les objets, juste les portes. Et d’ailleurs, d’après ce que je sais, je suis
la seule rescapée de la grande époque des alchimistes. Mon créateur est le
génialissime Andreï Petrovitch Philosov.
- Non désolé, ça dépasse mes capacités d’acceptation, conclut Paul en se mouvant vers
la cafetière.
- Il n’empêche que tu dois m’aider. Le vieux savant a caché un objet qui m’est précieux,
sous le plancher.
- Et alors, je ne vais pas le démonter pour te faire plaisir.
- Oh Paul, je t’en pris, c’est très important pour moi. Et je ne peux pas le faire toute
seule.
- Qu’est-ce que ça me rapportera à moi, trancha Paul en descendant son café d’un trait.
- Je pourrais te montrer des choses merveilleuses. Des choses que tu n’as jamais pu, ne
serait-ce qu’imaginer. Des images que tu ne peux entrevoir qu’en rêve.
- Tu es une bonne vendeuse, conclut-il sardoniquement. Mais j’ai du travail, tu
m’excuseras. »
Puis il alla fricoter vers la porte de la cabine de douche et finit par sortir de la pièce
pour aller gagner de quoi survivre. Il revint alors que le soleil était couché mais que
sublimait cette lumière si particulière, œuvre d’un astre déclinant dont les rayons
viendraient se lover contre le sein d’une roche nourricière. Paul claqua la porte
d’entrée – qui ne broncha pas -. Sa démarche était lourde, éreintée. Il décapsula une
bière et alluma le poste de télévision. Enfin il s’affala sur le canapé et soupira
fortement.
« Mauvaise journée ? »
Silence.
« Oh je vois, tu préfères m’ignorer. »
Paul aspira bruyamment quelques gorgées du breuvage malté.
« Paul tu dois m’écouter. Il s’agit de ta santé mentale. Tu dois accepter ce que tu ne
peux changer.
- Je vais me mettre des bouchons d’oreilles ouais, si tu continues à vouloir t’exprimer !
Une porte ça ne parle pas.
- Très bien, si tu veux passer ta vie avec des ornières, ça te regarde.
- Ça ne prouverait qu’un fait établi si je t’écoutais. Je suis bel et bien fou. Tout à l’heure
la cafetière m’a parlé au boulot, elle me demandait de vérifier son circuit
thermodynamique.
- Et tu l’as fait, jalousais-je.
- Je plaisante ! Histoire de détendre l’atmosphère… Mais qu’est-ce que je raconte moi ?
- Tu cherches juste à améliorer la qualité de la liaison communicative qui nous unie. Où
est le mal ?
- Bon, et si je délattais le plancher et ne trouvais rien… Tu me laisserais tranquille ?
- Oui, fis-je de bonne foi.
- Alors entendu. »
Il sortit de l’appartement et revint un quart d’heure plus tard, pied de biche en mains.
Au bout de cinq minutes s’en était fait du plancher. Paul délogea la cassette qui
contenait ma clé. Le bois avait été nettement attaqué par une escouade de termites.
Le réceptacle s’effrita au contact des doigts de Paul, dévoilant parmi ses décombres, la
clé d’argent du poète des sciences occultes.
« Vite, ouvres-moi ! »
Paul contempla un instant la clé et vit dans ses reflets, d’autres mondes qui lui étaient
encore inconnus.
« Bon tout cela va trop loin, explosa-t-il. Je ne peux me soumettre à croire que je suis
sain.
- Accepte, simplement.
- Je dois rêver.
- Arrête tes enfantillages et comportes-toi dignement suggérais-je fermement. Même si
je ne suis que le fruit de ton imagination, le fait que je te dévoile des informations qui
te sont inaccessibles, devrait alléger le poids de tout ceci. »
Il se calma un moment, pensif, comme semblant chercher à se raisonner. Une fois ces
doutes estompés, il inséra la clé dans ma serrure.
Un éclair retentit sur l’instant suivi d’une détonation. Paul se fit aspirer à travers moi,
par delà un tourbillon intemporel, dans un monde étrange et complètement différent
de celui qu’il parcourait chaque jour. Les couleurs étaient inversées, à l’instar d’un
négatif photographique. De même les distances étaient… fluctuantes. Après
observations, c’était la notion même d’espace-temps, qui s’avérait modulable. Paul
pouvait se déplacer sur de grandes distances à l’aide d’un bond, et qui plus est à la
vitesse de la pensée ; un peu comme sur la lune, grâce à la faible force attractive du
satellite naturel. Le son se répercutait sur ses capteurs auditifs comme une série de
vagues, d’impressions pénétrantes et chroniques qu’ici le temps n’avait pas la même
valeur. Paul se mit à réfléchir et une bulle se forma dans l’air, comme dans une bande
dessinée. Il essaya de retrouver la porte, seul point d’ancrage parmi un univers
incroyablement déstabilisant et démesuré, mais n’entrevît que le néant. Il paniqua,
comme la plupart des mortels face à l’effondrement d’un monde, au chaos primaire.
Puis une impression de sécurité s’installa dans son esprit et ses muscles se
relâchèrent. Paul se serait cru dans une de ces immenses aquariums que détiennent
les grands restaurants : Le bipède explorant la faune abyssale et insoupçonnée. Puis
l’image et les sensations perceptibles se brouillèrent comme par temps orageux. Puis
la vision revint à des proportions plus acceptables. Paul se retrouva dans son
appartement, comme il l’avait laissé. Pas tout à fait semblable somme toute, quelques
objets disparates avaient changés de place. Et comme en réponse à cette pensée, je
rétorquais :
« C’est un de tes futurs probables. »
Arrivaient ensuite trois personnages enjoués. Le père, la cinquantaine, les cheveux
grisonnants, les bras chargés de courses alimentaires, rentrait après son temps de
travail. S’ensuivait l’arrivée d’une parfaire inconnue qui enserrait leur toute jeune fille.
Ils passaient tous un moment agréable à jouer ensemble et la vision redevint
changeante. Il admirait maintenant la destruction de l’immeuble par des engins
mécaniques. Il fallait voir cette profusion de briques qui volaient dans tous les sens.
Paul essayait de les éviter mais il y en avait toujours quelques unes qui passaient à
travers lui. Enfin l’expérience s’arrêta et il fut éjecté au beau milieu du plancher
délatté. Je me refermais d’un coup sec et retentissant, des rayons de lumières
s’échappant de mon embrasure, de ma serrure, lorsque la clé retomba sur le sol. Paul
émis un étrange râle d’agonie et se releva péniblement. Il saignait du crane et ne
m’adressa plus la parole de cette journée, ni de celle qui suivit. J’avais beau
m’égosiller à hurler son prénom, il ne daignait même pas redresser la tête. Je me
disais, que peut-être, ce nouveau choc lui avait enlevé la capacité de me comprendre ;
mais il revint vers moi, après avoir remonté les planches de pin et qu’il eu disposé de
quelques journées de repos.
Paul tenait la clé dans sa main droite, une caméra dans la gauche et semblait
n’attendre que son courage. Puis, sans un mot, il tourna l’objet argenté et je m’ouvris
à des mondes incroyables. Cette fois-ci, il ne devait trouver qu’un appartement vide :
Plus aucuns meubles, un niveau de délabrement avancé, une vieille bande blanche – à
demi décollée – contournant la silhouette d’un corps humain absent. Paul errait alors
à travers les pièces tel un fantôme, un esprit en dehors de la chair. Puis à nouveau il
changeait de lieu, et durant ce bref instant, il entraperçut un long couloir interstellaire
et éthéré où une multitude de portes s’ouvraient sur d’autres mondes infinis. Il essaya
de réaliser où il se trouvait réellement durant cette expérience métaphysique, mais
en vain… Puis il sortit dans la rue et découvrit que tout le monde semblait avoir eu la
même idée. Tous les gens fixaient un point dans le ciel.
« Une éclipse, interrogea Paul. »
Une météorite vint frapper la Terre à une vitesse fulgurante et il fut à nouveau éjecté
à travers la pièce à vivre de son appartement.
« Merveilleux, il faut que j’y retourne. »
Paul avait dans la voix, cette ténacité qui tient de la folie, et dans les yeux, cette
lointaine expression qui rappelle la longue vue des marins : un regard qui vous
découpait le monde pour voir ce qu’il y avait derrière.
« Détends-toi où je me verrais dans l’obligation de sévir.
- Comment ça, demanda-t-il déconcerté.
- Tout ceci pourrait bien s’arrêter, fis-je brusquement, un brin sournoise. »
Devant son incompréhension évidente je continuais :
« Je t’ai dis qu’il fallait nous entraider. Je t’ai montré ce dont j’étais capable.
Maintenant à toi de faire quelque chose pour moi.
- Que veux-tu, lâcha-t-il, impatient.
- J’ai besoin d’une seconde clé que mon alchimiste de créateur avait envoyé à
l’impératrice de Russie. Si mes calculs sont exacts, elle devrait se trouver en ce
moment, dans une église de Saint-Pétersbourg.
- Mais c’est impossible !
- Après tout ce que tu viens de vivre, tu oses encore utiliser ce mot, ironisais-je le plus
calmement du monde. »
Paul dû bientôt déménager quelques temps et changer complètement de
fréquentations. L’opération nécessitait qu’il s’entoure d’une équipe de spécialistes.
C’est ce qu’il fit. Ces personnes étaient toutes d’anciens taulards qui renquillaient pour
la bonne cause. Une église ! Et pas des moindres. Leur plan était de créer une
diversion assez importante sur le parvis afin de détourner l’attention générale. Ils
fileraient ensuite à travers le réseau sanitaire souterrain après s’être emparés des
trésors inestimables de ce sanctuaire de pierre. Une vingtaine de camionnettes se
garèrent en arc de cercle autour de l’arche principale. Une équipe cinématographique
envahit le parvis et l’abord de la nef, tandis que tels une ruche échaudée, les autres
s’affairaient à installer le matériel de braquage. En moins de cinq minutes trente, on
tournait la première scène d ‘un mauvais remake de Notre dame de Paris. Et au
moment où Quasimodo arrivait sur Terre, tel un Icare des temps moyenâgeux, un
cratère se forma et l’enfant prodige sortit des flammes, triomphant. Paul et son
groupe s’emparaient de la clé que je requérais et s’enfuyaient tels des rats dégouts,
sans demander leur reste. Parvenu cinq rue des Aulnes, Paul hésita avant de me
remettre la clé. Je savais qu’il ne fallait pas le brusquer.
« A quoi sert cette clé, demanda-t-il, incertain.
- Je ne sais pas.
- Comment ça ? Tu m’as fait risquer les plus belles années de ma vie pour un objet dont
tu ignores… »
Paul se fit absorbé par les reflets dorés du nouvelle objet.
« Paul ? Alors qu’attends-tu ? »
Puis voyant qu’il restait sans voix, comme hypnotisé :
« Andreï ne m’a rien dis à ce propos ! Savait-il lui-même ce qu’il faisait ? Allez, confie-la
moi…
- Très bien, conclut-il d’une voix neutre. »
Il s’accroupit quelque peu pour insérer l’un des deux objets métalliques qu’il portait
désormais en pendentif. Et La lumière fut aspirée, cette fois, à travers moi. Je me
retrouvais toute seule, dans le noir, appelant périodiquement Paul, qui ne répondait
jamais. Je me lamentais, croyant avoir perdu cette étincelle de vie qui m’habitait. Je ne
cessais de ressasser les derniers instants comme un ultime reliquat du monde que
j’avais jadis perçu. Puis un son récursif surgit du néant ; comme un battement de
cœur, une percussion de tambour qui viendrait s’imprimer sur ma vue en un
florissance d’images, de vagues aériennes, intangibles et étincelantes. Et comme le
monde grandissait, semblant surgir d’un mirage brumeux, je revins à la vie. J’avais
retrouvé la pièce qui m’était familière. Mais quelque chose avait changé, quelque
chose d’insolite, d’incertain.
« Paul, appelais-je. »
Une grosse voix tonitruante me répondit :
« Paul n’est pas là. »
Une autre, plus frêle, continua :
« Mais nous sommes heureux que tu nous aies enfin réveillés.
- Où êtes-vous ? Je ne vous vois pas.
- Ici, lança la grosse voix en direction du réfrigérateur.
- Ici, répondit la petite voix d’une cuillère. »
S’ensuivait un brouhaha interrompu où toute la matière s’élevait en chœur afin de se
présenter à la nouvelle venue. Je reprenais conscience quelques minutes avant que
Paul ne rentre. Tous les objets de la pièce s’étaient mis à me parler, singulièrement au
même moment. Ils discutaient à présent à propos d’un sujet qui monopolisait toute
leur attention. Mais rien n’était compréhensible. En effet, tous s’exprimaient dans un
dialecte bien particulier à chacun, ou du moins à chaque famille d’objets. Les verres
parlaient le verre ; les pantoufles, le pantouflards ; les rideaux, le rideau ; etc… C’était
incroyable ! C’était comme si mon rêve était devenu réalité. Nous discutions alors de
choses et d’autres, jusqu’à ce que Paul ouvre la porte d’entrée. Le silence retomba
aussitôt, comme à l’habitué. Personne n’osa même parer jusqu’à ce qu’il soit couché.
Puis la danse incessante des mots et des émotions rejaillit jusqu’à l’aurore naissante.
Un conseil s’était tenu ce soir-là, un étrange et primordial conseil des objets pensants.
Cette date laisserait à jamais sa marque dans l’esprit collectif.
« Mais ?! Qu’est-ce que c’est ? Si c’est une blague, elle n’est pas drôle, s’inquiéta Paul,
en sentant la poignée lui résister.
- Paul, répliquais-je tristement, tu ne peux plus sortir.
- Comment, hurla-t-il. »
Le frigo reprit :
« Nous avons décidé, à l’unanimité, de déclarer notre indépendance. Nous ne voulons
plus rien avoir à faire avec le monde des Hommes. Ainsi avons-nous parlé. »
L’horloge continua : « Et ainsi nous ne vous serons plus d’aucune utilité. »
Et les pantoufles d’ajouter : « Nous ne marcherons plus. »
Puis, en total synchronisme, une voix universelle des objets s’éleva de par le monde
en un « Amen ! » général. Je conservais un aigre regret au fond du cœur, une petite
larme pour Paul qui commençait à manquer d’air, à peine quelques heures plus tard.
Mais n’est-ce pas là parfois, l’expression même de la vie, que de provoquer la mort ?
en chêne et corps possédant quelques fioritures toutefois austères. Une porte comme
vous en ouvrez chaque jour d’une manière si naturelle, si… mécanique. Une porte
comme vous avez sans doute dû heurter, alors que l’absence de lumière enveloppait
votre atmosphère, installant la confusion dans un royaume où le nyctalope est roi.
Mais afin de me décrire, il semblerait plus judicieux que je parle – car je parle - de ce
que je ne suis pas. Je ne suis pas un de ces objets inanimés et sensiblement obtus qui
peuplent votre espace vital. Et je ne suis surement pas aussi dénuée d’intérêt que
cette fenêtre qui me nargue chaque jour par son ouverture béante, où le vent
s’engouffre, parfois frénétiquement, et vient s’échouer contre mon flanc. Quelle
dépravée celle-là ! Non. Je suis une porte parlante comme il n’en existe – à votre
grand damne - plus. Mais, esclave de la matière qui m’a donné ce corps, je ne puis
bouger allègrement et sans contraintes. Il faut, pour me dégourdir les gonds, un
partenaire, généralement humain et sensible à mes aspirations.
Ça y est, le moment approche. Paul se lève de son lit, d’un pas sûr et agile. Il évite les
décombres disséminés d’une nuit orgiaque, ferme la fenêtre et se dirige vers moi. Je
ressens quelques frissons, ivre d’une anticipation exaltante. Et lorsqu’il pose enfin la
main sur moi, je laisse échapper un long soupir émotif que moi seule puisse
comprendre. Car je suis seule, ô bien seule. Perdu dans un monde insensible, j’erre
entre la vie et la mort. Personne avec qui échanger. Personne à qui confier mes accès
mélancoliques, comme un souffle secret, un trésor inestimable, une ode empathique
et silencieuse au cœur aventureux. Mais j’ai confiance, l’espoir reste tenace et
j’attends – car c’est bien là un atout majeur dans la vie d’une porte - patiemment.
Parfois il m’arrive de rêver que des êtres viennent à ma rencontre. Paul organise une
fête, nombre d’hommes et de femmes discutent autour de boissons euphorisantes.
Généralement, je commence à somnoler vers vingt trois heures trente. A minuit je
suis complètement dans les vapes. Puis un abruti vient me réveiller et éjecte un flot
de matière organique sur la moquette rouge du couloir. Parfois, les vapeurs
éthyliques aidant, je me prends à divaguer, sur l’aspect illusoire des objets. J’en viens
à contester la possibilité d’un grand esprit guidant les portes sur leur chemin. Je me
demande alors si je ne suis pas folle de penser, si ma capacité à communiquer ne
serait pas une de ces aberrations que l’Eglise condamne avec tant de véhémence.
J’implore le monde de m’aider – mais personne n’écoute -. Je maudis ma condition de
porte, quémandant le salut de mon âme. Mais voilà Paul qui revient avec un
nécessaire de nettoyage. Il passe par moi et se cogne brutalement contre mon corps
qui vibre encore du choc. Je me réveille. Paul s’effondre, inconscient. Tout le monde
s’approche, plus ou moins rapidement. Trente secondes plus tard, Paul se relève.
Extase de bonheur. Je me mets à hurler de joie. Paul regarde dans ma direction, les
yeux encore embrumés, incrédules. Il manque de s’écrouler sur le guéridon.
« Mais ça parle ?!
- Paul, tu peux m’entendre, demandais-je, à la fois surexcitée et d’une voix tremblante.
- Nom de…
- Paul ! Qu’est ce qu’il t‘arrive, s’enquit aussitôt Claude, allègre. »
Je me tus, préférant garder le silence plutôt que de le mettre dans l’embarras.
« Non rien, fit Paul en reprenant ses esprits. J’ai du rêver, dit-il, pensif. »
Nous choisîmes de continuer notre vie, n’oubliant pas le merveilleux miracle que
nous avait apporté la marée du destin. Une fois seule, je me mis à réfléchir à haute
voix.
« Comment puis-je faire pour lui parler sans qu’il ne perde instantanément les
pédales ? Sans qu’il ne s’enfuit ou s’évanouisse au premier son de ma part ?
- Alors c’était vrai. »
Paul venait de rentrer de la piscine, les cheveux encore imprégnés de chlore. « Qu’est
ce que tu es ? Et comment se fait-il que je puisse t’entendre ?
- Sans doute le choc, bien que je ne parvienne pas à me l’expliquer, articulais-je,
contenant difficilement les soudaines émotions qui m’envahissaient et voyant qu’il ne
savait où tourner son regard. Par ici Paul, je suis ta porte !
- Mais cela n’est pas possible, je dois être fou, s’enflamma-t-il.
- Si seulement, fis-je calmement.
- Apparemment je suis le seul à entendre cette voix, pensa tout haut Paul. »
Il se jeta sur son téléphone et composa un numéro. Au bout de quelques sonneries,
j’appelais :
« Paul, Paul !
- Oui, docteur Antan ? Docteur mon esprit vous requiert instamment. J’ai un trouble
psychologique apparent et sans doute une commotion. Quand puis-je te voir ? »
Hélène D. Antan dit : « Qu’est-ce qui t’arrive Paul ? »
Paul répliqua : « Je deviens fou ! »
Et Hélène : « Deux trois problèmes avec sa conscience ?
- Ma porte me parle ! Il faut que tu m’aides.
- Attends Paul, qui est-ce que tu viens voir ? le docteur ou bien…
- Mais on s’en fout, s’énerva-t-il. Les portes ne parlent pas !
- Moi si, répondis-je.
- Non parce que si c’est encore un de tes stratagèmes.
- Ah mais elle va me lâcher oui, s’emporta Paul.
- Très bien, si tu le prends comme ça…
- Hélène, Hélène ? Elle a raccrochée.
- Bien sûr qu’elle a raccroché. Non mais tu as vu comment tu lui parles aussi, lançais-je
sèchement à Paul.
- Oh et puis vous m’énervez. Je vais au café. »
Il sortit et je ne le revis pas de la journée. Il débarqua au soir, l’oeil éteint, pas
vraiment frais, pas vraiment stable. Il s’écroula dans son lit et ronfla bruyamment,
toute la nuit durant. Au petit matin, je le réveillais d’une voix douce et suave :
« Debout champion. C’est une nouvelle magnifique journée qui s’annonce.
- Oh la ferme, la porte ! »
Paul voulut me faire taire en m’envoyant un oreiller.
« On dit bonjour, répliquais-je. Je dénote un certain relâchement dans ton attitude. Il
me semblerait utile que tu fasses le point. Ensuite seulement nous pourrons parler
entraide. Il n’apporte rien de bon d’être aussi négatif.
- Entraide, s’empourpra-t-il.
- Et bien oui, c’est ce que le grand Menuisier a prévu pour moi. Sinon pourquoi me
permettre de penser et de ressentir ?
- Une sorte de grand Manitou, s’intéressa Paul, redressant une oreille curieuse et un
œil pétillant.
- Je crois que vous parlez d’égrégore.
- Ainsi tu penses qu’un esprit commun à tous les objets guide tes mouvements ? »
Il était à présent totalement éveillé et assis en tailleur sur son futon.
« Non pas à tous les objets, juste les portes. Et d’ailleurs, d’après ce que je sais, je suis
la seule rescapée de la grande époque des alchimistes. Mon créateur est le
génialissime Andreï Petrovitch Philosov.
- Non désolé, ça dépasse mes capacités d’acceptation, conclut Paul en se mouvant vers
la cafetière.
- Il n’empêche que tu dois m’aider. Le vieux savant a caché un objet qui m’est précieux,
sous le plancher.
- Et alors, je ne vais pas le démonter pour te faire plaisir.
- Oh Paul, je t’en pris, c’est très important pour moi. Et je ne peux pas le faire toute
seule.
- Qu’est-ce que ça me rapportera à moi, trancha Paul en descendant son café d’un trait.
- Je pourrais te montrer des choses merveilleuses. Des choses que tu n’as jamais pu, ne
serait-ce qu’imaginer. Des images que tu ne peux entrevoir qu’en rêve.
- Tu es une bonne vendeuse, conclut-il sardoniquement. Mais j’ai du travail, tu
m’excuseras. »
Puis il alla fricoter vers la porte de la cabine de douche et finit par sortir de la pièce
pour aller gagner de quoi survivre. Il revint alors que le soleil était couché mais que
sublimait cette lumière si particulière, œuvre d’un astre déclinant dont les rayons
viendraient se lover contre le sein d’une roche nourricière. Paul claqua la porte
d’entrée – qui ne broncha pas -. Sa démarche était lourde, éreintée. Il décapsula une
bière et alluma le poste de télévision. Enfin il s’affala sur le canapé et soupira
fortement.
« Mauvaise journée ? »
Silence.
« Oh je vois, tu préfères m’ignorer. »
Paul aspira bruyamment quelques gorgées du breuvage malté.
« Paul tu dois m’écouter. Il s’agit de ta santé mentale. Tu dois accepter ce que tu ne
peux changer.
- Je vais me mettre des bouchons d’oreilles ouais, si tu continues à vouloir t’exprimer !
Une porte ça ne parle pas.
- Très bien, si tu veux passer ta vie avec des ornières, ça te regarde.
- Ça ne prouverait qu’un fait établi si je t’écoutais. Je suis bel et bien fou. Tout à l’heure
la cafetière m’a parlé au boulot, elle me demandait de vérifier son circuit
thermodynamique.
- Et tu l’as fait, jalousais-je.
- Je plaisante ! Histoire de détendre l’atmosphère… Mais qu’est-ce que je raconte moi ?
- Tu cherches juste à améliorer la qualité de la liaison communicative qui nous unie. Où
est le mal ?
- Bon, et si je délattais le plancher et ne trouvais rien… Tu me laisserais tranquille ?
- Oui, fis-je de bonne foi.
- Alors entendu. »
Il sortit de l’appartement et revint un quart d’heure plus tard, pied de biche en mains.
Au bout de cinq minutes s’en était fait du plancher. Paul délogea la cassette qui
contenait ma clé. Le bois avait été nettement attaqué par une escouade de termites.
Le réceptacle s’effrita au contact des doigts de Paul, dévoilant parmi ses décombres, la
clé d’argent du poète des sciences occultes.
« Vite, ouvres-moi ! »
Paul contempla un instant la clé et vit dans ses reflets, d’autres mondes qui lui étaient
encore inconnus.
« Bon tout cela va trop loin, explosa-t-il. Je ne peux me soumettre à croire que je suis
sain.
- Accepte, simplement.
- Je dois rêver.
- Arrête tes enfantillages et comportes-toi dignement suggérais-je fermement. Même si
je ne suis que le fruit de ton imagination, le fait que je te dévoile des informations qui
te sont inaccessibles, devrait alléger le poids de tout ceci. »
Il se calma un moment, pensif, comme semblant chercher à se raisonner. Une fois ces
doutes estompés, il inséra la clé dans ma serrure.
Un éclair retentit sur l’instant suivi d’une détonation. Paul se fit aspirer à travers moi,
par delà un tourbillon intemporel, dans un monde étrange et complètement différent
de celui qu’il parcourait chaque jour. Les couleurs étaient inversées, à l’instar d’un
négatif photographique. De même les distances étaient… fluctuantes. Après
observations, c’était la notion même d’espace-temps, qui s’avérait modulable. Paul
pouvait se déplacer sur de grandes distances à l’aide d’un bond, et qui plus est à la
vitesse de la pensée ; un peu comme sur la lune, grâce à la faible force attractive du
satellite naturel. Le son se répercutait sur ses capteurs auditifs comme une série de
vagues, d’impressions pénétrantes et chroniques qu’ici le temps n’avait pas la même
valeur. Paul se mit à réfléchir et une bulle se forma dans l’air, comme dans une bande
dessinée. Il essaya de retrouver la porte, seul point d’ancrage parmi un univers
incroyablement déstabilisant et démesuré, mais n’entrevît que le néant. Il paniqua,
comme la plupart des mortels face à l’effondrement d’un monde, au chaos primaire.
Puis une impression de sécurité s’installa dans son esprit et ses muscles se
relâchèrent. Paul se serait cru dans une de ces immenses aquariums que détiennent
les grands restaurants : Le bipède explorant la faune abyssale et insoupçonnée. Puis
l’image et les sensations perceptibles se brouillèrent comme par temps orageux. Puis
la vision revint à des proportions plus acceptables. Paul se retrouva dans son
appartement, comme il l’avait laissé. Pas tout à fait semblable somme toute, quelques
objets disparates avaient changés de place. Et comme en réponse à cette pensée, je
rétorquais :
« C’est un de tes futurs probables. »
Arrivaient ensuite trois personnages enjoués. Le père, la cinquantaine, les cheveux
grisonnants, les bras chargés de courses alimentaires, rentrait après son temps de
travail. S’ensuivait l’arrivée d’une parfaire inconnue qui enserrait leur toute jeune fille.
Ils passaient tous un moment agréable à jouer ensemble et la vision redevint
changeante. Il admirait maintenant la destruction de l’immeuble par des engins
mécaniques. Il fallait voir cette profusion de briques qui volaient dans tous les sens.
Paul essayait de les éviter mais il y en avait toujours quelques unes qui passaient à
travers lui. Enfin l’expérience s’arrêta et il fut éjecté au beau milieu du plancher
délatté. Je me refermais d’un coup sec et retentissant, des rayons de lumières
s’échappant de mon embrasure, de ma serrure, lorsque la clé retomba sur le sol. Paul
émis un étrange râle d’agonie et se releva péniblement. Il saignait du crane et ne
m’adressa plus la parole de cette journée, ni de celle qui suivit. J’avais beau
m’égosiller à hurler son prénom, il ne daignait même pas redresser la tête. Je me
disais, que peut-être, ce nouveau choc lui avait enlevé la capacité de me comprendre ;
mais il revint vers moi, après avoir remonté les planches de pin et qu’il eu disposé de
quelques journées de repos.
Paul tenait la clé dans sa main droite, une caméra dans la gauche et semblait
n’attendre que son courage. Puis, sans un mot, il tourna l’objet argenté et je m’ouvris
à des mondes incroyables. Cette fois-ci, il ne devait trouver qu’un appartement vide :
Plus aucuns meubles, un niveau de délabrement avancé, une vieille bande blanche – à
demi décollée – contournant la silhouette d’un corps humain absent. Paul errait alors
à travers les pièces tel un fantôme, un esprit en dehors de la chair. Puis à nouveau il
changeait de lieu, et durant ce bref instant, il entraperçut un long couloir interstellaire
et éthéré où une multitude de portes s’ouvraient sur d’autres mondes infinis. Il essaya
de réaliser où il se trouvait réellement durant cette expérience métaphysique, mais
en vain… Puis il sortit dans la rue et découvrit que tout le monde semblait avoir eu la
même idée. Tous les gens fixaient un point dans le ciel.
« Une éclipse, interrogea Paul. »
Une météorite vint frapper la Terre à une vitesse fulgurante et il fut à nouveau éjecté
à travers la pièce à vivre de son appartement.
« Merveilleux, il faut que j’y retourne. »
Paul avait dans la voix, cette ténacité qui tient de la folie, et dans les yeux, cette
lointaine expression qui rappelle la longue vue des marins : un regard qui vous
découpait le monde pour voir ce qu’il y avait derrière.
« Détends-toi où je me verrais dans l’obligation de sévir.
- Comment ça, demanda-t-il déconcerté.
- Tout ceci pourrait bien s’arrêter, fis-je brusquement, un brin sournoise. »
Devant son incompréhension évidente je continuais :
« Je t’ai dis qu’il fallait nous entraider. Je t’ai montré ce dont j’étais capable.
Maintenant à toi de faire quelque chose pour moi.
- Que veux-tu, lâcha-t-il, impatient.
- J’ai besoin d’une seconde clé que mon alchimiste de créateur avait envoyé à
l’impératrice de Russie. Si mes calculs sont exacts, elle devrait se trouver en ce
moment, dans une église de Saint-Pétersbourg.
- Mais c’est impossible !
- Après tout ce que tu viens de vivre, tu oses encore utiliser ce mot, ironisais-je le plus
calmement du monde. »
Paul dû bientôt déménager quelques temps et changer complètement de
fréquentations. L’opération nécessitait qu’il s’entoure d’une équipe de spécialistes.
C’est ce qu’il fit. Ces personnes étaient toutes d’anciens taulards qui renquillaient pour
la bonne cause. Une église ! Et pas des moindres. Leur plan était de créer une
diversion assez importante sur le parvis afin de détourner l’attention générale. Ils
fileraient ensuite à travers le réseau sanitaire souterrain après s’être emparés des
trésors inestimables de ce sanctuaire de pierre. Une vingtaine de camionnettes se
garèrent en arc de cercle autour de l’arche principale. Une équipe cinématographique
envahit le parvis et l’abord de la nef, tandis que tels une ruche échaudée, les autres
s’affairaient à installer le matériel de braquage. En moins de cinq minutes trente, on
tournait la première scène d ‘un mauvais remake de Notre dame de Paris. Et au
moment où Quasimodo arrivait sur Terre, tel un Icare des temps moyenâgeux, un
cratère se forma et l’enfant prodige sortit des flammes, triomphant. Paul et son
groupe s’emparaient de la clé que je requérais et s’enfuyaient tels des rats dégouts,
sans demander leur reste. Parvenu cinq rue des Aulnes, Paul hésita avant de me
remettre la clé. Je savais qu’il ne fallait pas le brusquer.
« A quoi sert cette clé, demanda-t-il, incertain.
- Je ne sais pas.
- Comment ça ? Tu m’as fait risquer les plus belles années de ma vie pour un objet dont
tu ignores… »
Paul se fit absorbé par les reflets dorés du nouvelle objet.
« Paul ? Alors qu’attends-tu ? »
Puis voyant qu’il restait sans voix, comme hypnotisé :
« Andreï ne m’a rien dis à ce propos ! Savait-il lui-même ce qu’il faisait ? Allez, confie-la
moi…
- Très bien, conclut-il d’une voix neutre. »
Il s’accroupit quelque peu pour insérer l’un des deux objets métalliques qu’il portait
désormais en pendentif. Et La lumière fut aspirée, cette fois, à travers moi. Je me
retrouvais toute seule, dans le noir, appelant périodiquement Paul, qui ne répondait
jamais. Je me lamentais, croyant avoir perdu cette étincelle de vie qui m’habitait. Je ne
cessais de ressasser les derniers instants comme un ultime reliquat du monde que
j’avais jadis perçu. Puis un son récursif surgit du néant ; comme un battement de
cœur, une percussion de tambour qui viendrait s’imprimer sur ma vue en un
florissance d’images, de vagues aériennes, intangibles et étincelantes. Et comme le
monde grandissait, semblant surgir d’un mirage brumeux, je revins à la vie. J’avais
retrouvé la pièce qui m’était familière. Mais quelque chose avait changé, quelque
chose d’insolite, d’incertain.
« Paul, appelais-je. »
Une grosse voix tonitruante me répondit :
« Paul n’est pas là. »
Une autre, plus frêle, continua :
« Mais nous sommes heureux que tu nous aies enfin réveillés.
- Où êtes-vous ? Je ne vous vois pas.
- Ici, lança la grosse voix en direction du réfrigérateur.
- Ici, répondit la petite voix d’une cuillère. »
S’ensuivait un brouhaha interrompu où toute la matière s’élevait en chœur afin de se
présenter à la nouvelle venue. Je reprenais conscience quelques minutes avant que
Paul ne rentre. Tous les objets de la pièce s’étaient mis à me parler, singulièrement au
même moment. Ils discutaient à présent à propos d’un sujet qui monopolisait toute
leur attention. Mais rien n’était compréhensible. En effet, tous s’exprimaient dans un
dialecte bien particulier à chacun, ou du moins à chaque famille d’objets. Les verres
parlaient le verre ; les pantoufles, le pantouflards ; les rideaux, le rideau ; etc… C’était
incroyable ! C’était comme si mon rêve était devenu réalité. Nous discutions alors de
choses et d’autres, jusqu’à ce que Paul ouvre la porte d’entrée. Le silence retomba
aussitôt, comme à l’habitué. Personne n’osa même parer jusqu’à ce qu’il soit couché.
Puis la danse incessante des mots et des émotions rejaillit jusqu’à l’aurore naissante.
Un conseil s’était tenu ce soir-là, un étrange et primordial conseil des objets pensants.
Cette date laisserait à jamais sa marque dans l’esprit collectif.
« Mais ?! Qu’est-ce que c’est ? Si c’est une blague, elle n’est pas drôle, s’inquiéta Paul,
en sentant la poignée lui résister.
- Paul, répliquais-je tristement, tu ne peux plus sortir.
- Comment, hurla-t-il. »
Le frigo reprit :
« Nous avons décidé, à l’unanimité, de déclarer notre indépendance. Nous ne voulons
plus rien avoir à faire avec le monde des Hommes. Ainsi avons-nous parlé. »
L’horloge continua : « Et ainsi nous ne vous serons plus d’aucune utilité. »
Et les pantoufles d’ajouter : « Nous ne marcherons plus. »
Puis, en total synchronisme, une voix universelle des objets s’éleva de par le monde
en un « Amen ! » général. Je conservais un aigre regret au fond du cœur, une petite
larme pour Paul qui commençait à manquer d’air, à peine quelques heures plus tard.
Mais n’est-ce pas là parfois, l’expression même de la vie, que de provoquer la mort ?
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